top of page

Théâtre en famille

Les applaudissements résonnaient comme une tempête, secouant le St. James Theatre de Wellington. Sur scène, Arthur Harper s’inclina une dernière fois. À soixante-ans, il maîtrisait encore chaque geste, chaque sourire. Le public, debout, acclamait l’homme qui venait d’incarner Macbeth avec une intensité hors du commun. Mais derrière son masque de satisfaction, il y avait une fatigue, une lassitude qui le rongeait depuis des années.

Il se retira dans les coulisses, où l’attendaient trois ombres familières. Ses enfants Maggie et Liam étaient là, assis dans sa loge, comme deux juges silencieux. Un peu plus loin, assise à l’écart dans une attitude figée, son épouse Mary

— C’était bien, papa, dit Maggie, brisant le silence d’un ton tranchant. Tu sais toujours comment jouer les sentiments. Dommage que dans la vraie vie, tu aies toujours été si mauvais acteur.

L’ironie acide dans sa voix fit frissonner Arthur. Il savait que cette conversation n’allait pas être facile. Maggie, sa fille aînée, était devenue une étrangère depuis qu’elle avait embrassé la culture de son compagnon maori, Tāne. Elle portait fièrement son moko kauae, un tatouage traditionnel, loin des symboles de l’héritage blanc et chrétien de sa famille.

— Ça fait longtemps qu’on a arrêté d’espérer quoi que ce soit venant de toi, ajouta Liam, le regard sombre, vêtu de son éternel blouson en cuir de hard rocker. Toi, tu as toujours préféré ta carrière, ta foutue image publique. Une vraie vedette, hein ?

Arthur resta immobile, les poings serrés. Il ne pouvait nier qu’il avait manqué à son rôle de père. Mais leur reproche n’était pas si simple à accepter. Il avait tout donné pour eux. Ses sacrifices, ses succès, tout cela n’avait-il pas eu un prix ? Une colère sourde bouillonnait en lui.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, murmura-t-il enfin, d’une voix étouffée. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous donner une vie stable, pour que vous n’ayez jamais à manquer de rien. Et tout ce que vous trouvez à me dire, c’est que je suis un mauvais père ?

— Tu nous as donné des choses matérielles, mais tu n’as jamais été là, répondit Maggie, les yeux brillant de colère. Tu nous as toujours détestés.

Avant qu’Arthur ne puisse rétorquer, Mary se plaça entre ses enfants et son mari, non pas pour calmer les esprits, mais pour ajouter sa voix à cette confrontation.

— Vous en avez assez dit, maintenant c’est mon tour, commença-t-elle. Votre père a ses défauts, c’est sûr. Il a été autoritaire, parfois méprisant et dur à comprendre. Mais vous deux, vous n’êtes pas non plus des saints innocents.

Maggie et Liam la regardèrent avec surprise, comme s’ils ne l’avaient jamais vue ainsi.

— Toi, Maggie, continua Mary en fixant sa fille. Tu rejettes ton père, mais qu’as-tu fait, toi, pour entretenir une relation avec lui ? Tu as cherché à t’éloigner, à te dissocier de tout ce qu’il représente. Et toi, Liam, tu as tourné le dos à tout ce que ton père t’a transmis. Vous le critiquez pour son absence, mais vous êtes partis bien avant lui. Vous ne m’avez jamais demandé comment je vivais tout ça, vous étiez trop occupés à vous plaindre.

Un silence lourd s’abattit dans la pièce. Les deux enfants baissèrent les yeux.

— J’ai été là, pour vous, tous les jours. Et pourtant, vous m’avez ignorée, comme si j’étais invisible, reprit-elle, la voix maintenant tremblante. Vous êtes en colère contre lui, mais en vérité, vous avez aussi hérité de cette incapacité à montrer vos sentiments. Vous êtes aussi durs que lui, incapables de pardonner.

Maggie, secouée, tenta de protester.

— Maman, ce n’est pas juste…

— Oh que si, c’est juste. Vous le blâmez, mais vous êtes faits du même bois. La distance, l’orgueil, ça coule dans vos veines autant que dans les siennes. Maintenant, il est temps que vous fassiez face à la vérité

La loge était plongée dans un silence pesant. Maggie et Liam semblaient abasourdis. Même Arthur, qui n’avait plus la force de se défendre, regardait sa femme avec une sorte de stupeur. Mary s'était toujours montrée douce, effacée, presque invisible, mais ce soir, elle ne mâchait pas ses mots.

— Je vous laisse entre vous. Faites la guerre ou la paix, c’est à vous de décider.

Elle ne leur laissa pas le temps de répondre. D’un geste assuré, elle attrapa son manteau et quitta la loge, laissant Arthur et les enfants face à leurs propres démons. Ses mots flottaient encore dans l’air, coupants, mais libérateurs.

Dehors, la nuit tombait sur Wellington. Une foule s’était rassemblée devant le théâtre, attendant la sortie de l’acteur. Arthur Harper était toujours une légende vivante, et ses admirateurs, jeunes et vieux, se pressaient pour obtenir un autographe, une photo, ou simplement apercevoir l’homme dont ils idolâtraient le talent.

Mary, elle, se glissa discrètement dans l’ombre. Elle traversa la foule sans se faire remarquer, son visage impassible. Son regard parcourut la foule jusqu’à ce qu’elle le trouve, lui, Philippe. Grand, élégant, vêtu d’un manteau en laine gris, il se tenait à l’écart, le visage éclairé par la lumière des réverbères. Lorsqu’il croisa son regard, un sourire discret, complice, étira ses lèvres.

Sans hésiter, Mary se dirigea vers lui. Son pas était assuré, léger, comme si tout ce qui venait de se passer dans la loge n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle s'approcha de Philippe, et sans dire un mot, glissa sa main dans la sienne. Un instant, elle jeta un dernier coup d’œil au théâtre, où son mari s’apprêtait à sortir sous les acclamations.

 



Posts récents

Voir tout

L’essence introuvable

Les fioles s’alignaient sur l’établi, fragiles sentinelles aux lueurs ambrées. Dans le silence du laboratoire, seules les gouttes...

Comentários

Avaliado com 0 de 5 estrelas.
Ainda sem avaliações

Adicione uma avaliação

Écris moi un message pour me donner ton avis

Merci pour votre envoi

bottom of page